mardi 10 mars 2015

Enquête : "Le steak haché industriel, c’est la roulette russe"

La journaliste Anne de Loisy a enquêté pendant trois ans au cœur de la filière industrielle de la viande. Alarmant.
On pensait que la viande dans nos assiettes était sûre. Or vous pointez un manque de contrôles ?
Oui, il y a encore un trop grand nombre d'abattoirs français, environ 10 à 20 %, qui ne sont pas aux normes, et où les règles d'hygiène de base ne sont pas respectées. Les inspecteurs vétérinaires européens qui visitent ces abattoirs tirent la sonnette d'alarme à chaque reprise, en disant à la France de se mettre en conformité, mais notre pays fait la sourde oreille. En 2009, l'Europe a menacé d'interdire toute exportation de nos volailles au vu de certaines défaillances récurrentes. Nous ne faisons pas assez d'analyses et de prélèvements et les abattoirs manquent de vétérinaires. Selon un classement de l'Organisation mondiale de la santé animale, la France se situait au 97e rang mondial en nombre d'animaux suivis par un vétérinaire, derrière l'Iran et le Costa Rica. On a perdu 66 places en sept ans alors qu'on est le 5e exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires. Côté distribution, peut-on trouver normal qu'en 2011, aucun prélèvement n'a été réalisé sur les 300 000 tonnes de viande qui ont transité par Rungis ?
Comment avez-vous pu enquêter dans cette industrie que vous dénoncez comme la plus opaque du secteur agroalimentaire ?
C'est très compliqué. J'ai demandé aux 274 abattoirs français la possibilité d'y entrer pour voir leur mode de fonctionnement. Mais je me suis heurtée à des refus systématiques. Alors, comme j'avais déjà réalisé un sujet pour Envoyé Spécial, j'ai pu accompagner le directeur de l'Œuvre d'assistance aux bêtes d'abattoirs (OABA) qui m'a présentée comme l'une de ses assistantes. Contrairement à d'autres pays européens, en France, on ne peut pas entrer dans un abattoir. Preuve qu'ils ont beaucoup à cacher.
Et qu'avez-vous découvert ?
J'ai vu des conditions sanitaires déplorables aussi bien pour les bêtes que pour les humains qui sont victimes de deux à trois fois plus d'accidents du travail que dans les autres professions. Le problème reste l'industrialisation. On doit abattre entre 50 à 60 vaches par heure, soit une par minute ! Pour les volailles, ça monte à 20 000 à l'heure. Les cadences sont telles que les bêtes n'ont pas le temps de mourir. Certaines sont découpées encore vivantes alors que la réglementation oblige à attendre la mort avérée de l'animal. Et comme il y a peu ou rarement de vétérinaires, les examens ante mortem exigés par la législation étaient bâclés ou inexistants.
L'abattage rituel serait, dites-vous, devenu la norme ?
La loi impose l'étourdissement avant la saignée depuis 1964, sauf dérogation dans le cas de l'abattage rituel pour les consommateurs de viande casher et halal. Or, un bovin sur deux est abattu de façon rituelle. C'est 90 à 95 % pour l'agneau et entre 20 à 40 % pour les volailles. Là encore, c'est une question de coût. Les abattoirs qui pratiquaient les deux systèmes (conventionnel et rituel) étaient obligés de nettoyer les chaînes entre les deux, ce qui immobilisait le personnel. Passer du conventionnel au rituel permet d'économiser et de supprimer le poste d'étourdissement.
Vous évoquez le steak haché. Est-ce un produit risqué ?
Pas quand on l'achète chez son boucher en qui on a confiance, qui le hache devant vous et qu'on consomme dans les trois heures. En revanche, manger un steak haché industriel saignant, c'est jouer à la roulette russe. Surtout pour les enfants. Il faut absolument cuire un steak haché à 72 degrés pour tuer la bactérie E. coli. Ce qu'on surnomme aux Etats-Unis “la maladie du hamburger ” n'a rien d'une plaisanterie. En France, elle touche 150 à 200 enfants de moins de 15 ans par an. En Europe, elle provoquerait 4 000 syndromes hémolytiques et urémiques chaque année, mortels dans 5 % des cas. Or, cette bactérie se trouve dans l'estomac de la vache et sur sa peau. Tout manque d'hygiène et de contrôle est vecteur de risques. Et le problème est que ce sont les parties avant de l'animal, les parties les moins nobles et les plus susceptibles d'être souillées au moment de la saignée par un déversement accidentel de l'estomac, que l'on destine aujourd'hui à la fabrication de steaks hachés.
Bon Appétit ! Quand l'industrie de la viande nous mène en barquettes”, éd. Presses de la Cité, 448 pages, 19,50 €.
 

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